30 octobre 2009

George Steiner


!!!De nombreuses coupures vis-à-vis de l'original,
non par volonté de caviarder un texte
dense et nécessaire de bout en bout,
 et qu'il faut lire dans sa totalité,
mais ce fut un exercice d'en extraire certains passages!!!

 Citation de :
George Steiner
Réelles présences (les arts du sens)
Traduit de l’anglais par Michel R. de Pauw (édition Gallimard)



Extraits du chapitre III "Présences" :

        Si le langage, si l’art existent, c’est parce que existe « l’autre ». Certes, nous nous adressons à nous-mêmes en un soliloque constant. Mais le médium de ce soliloque est celui du langage commun – abrégé, peut-être rendu personnel et cryptique par l’intermédiaire de références et d’associations voilées, mais néanmoins fondé, jusqu’à une limite incertaine de conscience, sur un héritage lexical et grammatical déterminé historiquement et socialement. Les inventions autistiques, les artéfacts qui tiennent du solipsisme, sont concevables. La notion d’un poète écrivant des vers dans une langue individuelle ou détruisant ce qu’il a écrit, d’un peintre refusant de montrer ses toiles à un œil autre que le sien, d’un compositeur « exécutant » sa partition silencieusement, dans une écoute purement intérieure, est concevable. On la retrouve dans les contes fantastiques de l’isolement. Et nous disposons effectivement de preuves qui nous indiquent que certains maîtres ont caché ou réduit en cendres leur production (Gogol brûle la seconde moitié des Âmes Mortes). Mais s’ils l’ont fait, c’était précisément en raison de l’intrusion de l’autre. C’est précisément parce que les exigences qu’impose la présence de l’autre se font entendre jusqu’au dernier recoin de le solitude qu’un créateur peut, dans des circonstances extrêmes, chercher à conserver pour soi ou désirer voir sombrer dans l’oubli ce qui constitue, inévitablement, un acte de communication et l’épreuve d’une rencontre. […]

               […] C’est à des fins de confrontation, d’affrontement au sens littéral, que nous communiquons avec des mots, que nous extériorisons formes et couleurs, que nous émettons des sons organisés sous forme de musique. […] Des circonstances personnelles et sociales peuvent bâillonner, voire effacer des textes, des tableaux, des compositions, une fortune contraire  ou l’abnégation peuvent garder enfouies des œuvres de valeur. Mais en règle générale, le poète n’est pas muet. Quelle que soit sa stature le poème parle ; il parle à haute voix ; il parle à quelqu’un. Le sens, les modes d’existence de l’art, de la musique et de la littérature relèvent de l’expérience de notre rencontre avec l’autre. […] 

               […] Les diversités sans fin de la mise en forme et de la construction stylistique correspondent aux diversités sans fin des modes que revêt notre rencontre avec l’autre. C’est un lieu commun de l’ethnographie que d’observer que les formes d’art archaïques et « primitives » étaient destinées à domestiquer, à rendre familières, les présences animales qui hantaient la grande obscurité du monde extérieur. Les peintures rupestres sont des rites talismaniques et propitiatoires dont le but est de faire de la rencontre avec l’étrangeté et la menace grouillantes des présences vivantes une source de reconnaissance et de profit mutuels. Les merveilles de mimesis que l’on observe dans la représentation des bisons sur les parois de la grotte de Lascaux sont des sollicitations : il s’agit d’attirer la force brutale et obscure de « l’être-là » du non-humain dans l’embuscade lumineuse de le représentation et de la compréhension. […] L’appréhension (la rencontre avec l’autre) signifie à la fois peur et perception. Le continuum entre ces deux éléments, la modulation de l’un à l’autre, sont à la source de la poésie et des arts. […]



               […] Mais si une grande partie de la poésie, de la musique et des arts plastiques cherche à « enchanter », […] [une grande partie aussi] désire nous enseigner l’énigme inviolée des choses et des présences animées. […] En des moments clés, nous sommes étrangers à nous-mêmes, errant aux portes de notre propre psyché. Nous frappons aveuglément aux portes de la turbulence, de la créativité, de l’inhibition à l’intérieur de la terra incognita de notre propre moi. Et ce qui est encore plus dérangeant :nous pouvons, d’une manière que la raison ne peut presque pas supporter, être étrangers à ceux que nous désirons connaître le mieux, à ceux par qui nous désirons être le mieux connus et démasqués. […] 



               […] Ce sont le poète, le compositeur, le peintre, ce sont le penseur religieux et le métaphysicien qui donnent à leurs découvertes persuasion et forme, qui nous apprennent que nous sommes des monades hantées par la communion. Ils nous parlent du poids irréductible d’altérité, d’enfermement contenu dans la texture et la phénoménalité du monde matériel. Seul l’art peut dans une certaine mesure rendre accessible, éveiller quelque peu à la communicabilité, l’altérité profondément inhumaine de la matière. […] C’est la poétique au sens plein qui nous renseigne sur le visa du visiteur dans l’espace et le temps. […] C’est la capacité […] qu’ont les arts de faire de nous, sinon des résidents dans le monde, du moins des pèlerins avertis, responsables, dans l’étrangeté de notre condition humaine. Sans les arts, la forme ne serait jamais rencontrée et l’étrangeté resterait sans voix dans le silence de la pierre. 
               D’où la logique immémoriale qui caractérise les relations entre musique, poésie et arts plastiques d’un côté et l’affrontement avec la mort de l’autre. […] Lorsqu’elle met en jeu, sans compromis, les questions fondamentales de notre condition, la poétique cherche à élucider le caractère incommunicable de nos rencontres avec la mort. […] Mais c’est dans le domaine artistique que la métaphore de la résurrection acquiert une force sensorielle et imaginable. […] C’est l’intensité lucide de la rencontre avec la mort qui engendre dans les formes esthétiques cette affirmation de la vitalité, de la présence vivante, qui distingue la pensée et le sentiment sérieux du banal et de l’opportuniste. […] 

               […] Une analyse de l’énonciation et de la signification –le signal lancé à l’autre- implique une éthique. […] 
               […] Le postulat kantien du « désintéressement » de l’invention artistique et littéraire cherche à distancier la vérité, la beauté, les libertés prises par l’imaginaire, de la surveillance exercée par des critères moraux. […] Simultanément, cependant, toute thèse qui, en théorie ou en pratique, placerait les arts et la littérature par-delà le bien et le mal, serait erronée. […]
              
               […] Le torse archaïque d’Apollon, chez Rilke, enjoint au lecteur de « changer {sa} vie ». C’est ce que font tous les poèmes, pièces de théâtre, romans, tableaux, compositions musicales qui valent la rencontre. […] L’indiscrétion de la musique, des arts plastiques et de la littérature est totale. […] L’éveil, l’enrichissement, la complication, l’obscurcissement, la mise en question de la sensibilité et de la compréhension qui découlent de notre expérience de l’art, sont gros d’action potentielle. […] La rencontre de l’esthétique est, de même que certains modes d’expérience religieuse et métaphysique, l’injonction la plus pénétrante à la transformation dont dispose l’expérience humaine. Ici aussi, l’image en résumé est celle d’une Annonciation. […] L’intrusion d’une maîtrise a modifié la lumière (c’est très précisément, en un sens non mystique, cette modification que rend visible l’Annonciation de Fra Angelico). 
               Organiquement, de telles modifications se déroulent à l’intérieur des catégories du bien et du mal, d’un comportement humain ou inhumain, d’une mise en action créatrice ou destructrice. […] L’œuvre d’art la plus « pure », qui s’abstient le plus d’un enseignement ou d’une application empirique, est, en vertu même de cette pureté et de cette abstention, un geste éminemment politique, une affirmation de valeurs d’un poids éthique des plus évident. Nous ne pouvons pas aborder notre expérience de l’art individuelle ou collective sans aborder en même temps des questions morales particulièrement fortes et préoccupante. Les ressources de la production, de la présentation et de la réception consacrées aux arts dans une structure politique et une économie donnée sont-elles justifiables […] ? Le cri entendu dans la tragédie assourdit-il, étouffe-t-il, le cri entendu dans la rue ? […] 
               
               […] Aucun écrivain, compositeur ou peintre de valeur n’a jamais mis en doute, même en ses moments d’esthétisme stratégique, le fait que son œuvre met en jeu le bien et le mal, l’accroissement ou la diminution de la somme d’humanité dans l’homme et la cité. […] Seuls la camelote, le kitsch et les artifices, les textes, la musique, qui sont produits uniquement pour l’argent ou à des fins de propagande transcendent (ou plutôt transgressent) effectivement la morale. Ils sont empreints de la pornographie de l’insignifiance.
               Mais le problème que je tiens maintenant à mettre au clair est plus particulier ; […] C’est la question de l’éthique de la réception. Quelles sont les catégories morales, pertinentes à nos rencontres avec le poème, le tableau ou la composition musicale ? Dans quelle mesure certains mouvements moraux de sensibilité sont-ils essentiels à l’acte de communication et à notre appréhension de l’œuvre ? Dans l’Annonciation de Lorenzo Lotto, une des versions les plus dérangeantes, les plus obsédante, de ce thème inépuisable dont nous disposions, la Sainte Vierge tourne le dos à l’élan radieux du Messager. C’est là aussi une possibilité.




Citation - dark vador - extrait

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