6 novembre 2009

La Haye


          Comme je suis récemment retournée à La Haye visiter le cabinet royal de peintures du Mauritshuis, notamment pour m'enchanter à nouveau du Chardonneret de Fabritius, je fis bien sûr un long arrêt dans la salle des Vermeer, où la Jeune Fille à la Perle admire la Vue de Delft sur le mur d'en face, quand le troupeau de visiteurs empêtrés d'audiophones lui en laisse le champ libre. D'ailleurs, je me plais à croire qu'elle entend depuis le hall adjacent le chant du petit oiseau sur son perchoir, lorsque l'assistance s'est éclipsée avec son animation bruyante.



          Une jeune fille dont le modèle aurait pu - comme l'imagine Peter Webber dans son film sur l'histoire de Griet, servante à la maison Vermeer - croiser le tableau de Fabritius suspendu dans un couloir du peintre à la Perle.           
         Après ma visite, je descendais à la boutique du musée (et oui, l'art engendre le commerce! Toutefois, l'on trouve presque toujours dans ces shops inévitables, une fois déblayé l'encombrement d'un foutoir de babioles souveniresques et de gadgets fétichisants, un livre intéressant à feuilleter sur un coin de comptoir.). J'obtins ainsi, cette fois, un aperçu plus détaillé de l'œuvre d'Adrian Coorte dont la Nature Morte de fraises m'aura rendue goumande lors de sa découverte. Je constatais donc que j'avais loupé son exposition rétrospective en ces lieux l'année dernière, et ça m'embête parce que j'aurais vraiment aimé voir les Cassis Noirs qui appartient à une collection particulière (damned!), ou bien l'une de ses Bottes d'Asperges qui opportunément élisent une affinité avec celle de Manet.
        Lors, j'allais à la caisse payer mon lot de cartes postales où un différend de prix fit me causer l'employée. À mon anglais très approximatif, elle me situait de France promptement, et m'informa donc dans ma langue " -que énormément de Français visitent ici, à cause de l'écrivain, c'est Proust, c'est ça, pour le tableau de Delft, il a écrit quelque chose de célèbre...
-le Petit Pan de Mur Jaune...", ajoutai-je.
Mais y songeant ultérieurement, je fus curieusement incapable de la moindre mémoire concernant ce texte, excepté l'intitulé qu'on lui donne couramment, un blanc-seing en recouvrait le contenu. Je dois admettre que mes tentatives vaines jusqu'à présent pour lire Proust, ne me préservent pas d'une telle absence. Pourtant précisément ce texte que maintes fois l'on m'a évoqué, et que j'ai pu moi même invoquer de temps à autre comme dans ce bref échange du Mauritshuis, aurait dû provoquer un écho, même lointain. Rien. Absence totale y compris dans ma bibliothèque où je cherchais incrédule en rentrant. Rien.
          Et pourtant je me revis devant le tableau, dériver du regard vers l'éclat de ce pan de mur, me disant qu'à vrai dire il y en a plusieurs pour me demander sur lequel Proust avait focalisé. Avant de plonger dans les reflets du canal, puis de courir d'un toit à l'autre, de sauter d'un bord à l'autre des embarcations, explorant l'une après l'autre les berges, l'un après l'autre les nuages, et autant de points minuscules que permet la technique si preste et si fine de Vermeer.




          Mais du texte de Proust pas un mot.
Je jugeai bon cependant de devoir y jeter les yeux aussi, et trouvai bien entendu l'extrait en question sur Internet.

  
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°°°La Prisonnière - Marcel Proust °°°
           
          "Il [Bergotte] mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d'art chinoise,d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. " C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune".
          Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour le second. "Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. Il se répétait : "Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune." Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit " C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. " Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort."

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          Là où je lus le passage dans son intégralité, il était accompagné de cette citation de Régis Debray dans Vie et mort de l'image:
"Un bon tableau nous désapprend la parole et nous réapprend à voir [...] mais ce qu'il nous montre nous "parle"[...] Du sensible à l'intelligible il y a émulation [...] L'œil s'éduque par les mots- les noms des couleurs, une bonne palette de substantifs nous entraînent à mieux discriminer entre les tons. Les bons poètes nous exercent à mieux voir, et leurs mots pourtant sont aveugles. Un rouge coquelicot est incolore[...]"

          Hors donc, enfin émergé le socle de ce Pan de Mur, j'éclaircissais sans doute aussi la structure d'une pensée chronique, qui, à la corrélation Vermeer - Delf - Pan de Mur - Jaune, me restitue toujours la vision du Chien que Goya a peint entre 1820 et 1823, sur les parois de la Quinta del Sordo ( une maladie rendit progressivement le peintre sourd ), en même temps que ses autres "Peintures Noires".




          Et je me dis que ce chien pourrait tout aussi bien être intrigué par un petit pan de lumière, un éclat de goutte perlant sous la bannière bleue d'une jeune fille.




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